Les hommes de Juliette

Certaines œuvres ont le pouvoir de vous plonger immédiatement dans un état de rêverie. Elles font ressurgir de la mémoire des images, des instants fugaces qui de fil en aiguille, prennent la forme de présences essentielles, vitales.

Les œuvres de Juliette Lemontey possèdent cette grâce.

J’observe les portraits d’homme réunis à la galerie et étrangement, ce sont de vieilles images des films de Sautet qui me viennent à l’esprit. « César et Rosalie », « les choses de la vie », ces films où les personnages masculins déroulent l’intimité de leur vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus vulnérable et irréductible. 

Cette série de portraits réveille ce moment teinté de nostalgie, où l’on réalise que l’autre parce qu’il est homme, n’est pas complètement soi-même, ni tout à fait autre. Énigme qui marque la fin de l’enfance et le début d’une quête pleine d’attrait et à jamais sans réponse. 

Qui est cet autre, tout à la fois familier et inconnu?

Les hommes de Juliette sont des hommes qui émergent du flux de la vie et conservent leur mystère. Des êtres de chair sensible, efflanqués ou à la bedaine arrondie, le corps souvent dévêtu, saisi dans instantané familier qui condense la puissance du présent. Ce ne sont ni des figures fantasmées, ni des héros mais des hommes anonymes chez qui l’on perçoit une forme d’innocence : un homme s’étire, un autre, les bras croisés sous la nuque, semble rêver, un adolescent tire maladroitement sur sa cigarette. Ces hommes sont nos amis, nos compagnons de vie, nos pères ou nos fils. Les hommes qui nous émeuvent.

Juliette Lemontey chérit les instants fugitifs, les infimes mouvements des corps, les moments d’abandon, d’oubli de soi. La sensualité affleure dans la carnation des peaux suggérée au brou de noix, dans la douceur d’une épaule esquissée fermement au fusain noir. Une chevelure ébouriffée, une nuque appellent une caresse toujours retenue. Car, si  la proximité des corps, souvent en gros plan sur la toile, est bien tangible, la mise à distance l’est tout autant. Le regard de Juliette Lemontey est pénétrant mais jamais impudique. On ne trouve nulle trace de voyeurisme chez elle, juste le désir d’établir une rencontre silencieuse.

Entre les images dessinées ou peintes et le sujet, il y a le filtre de la photographie qui est au cœur de l’inspiration de Juliette Lemontey et maintient ses œuvres dans une temporalité et un espace autre, celui de la mémoire recomposée. Dans son atelier, l’artiste collecte des photographies de journaux, de films, les découpe, se les approprie, les oublie, y revient comme l’on fait avec un album de famille. L’une ou l’autre de ces images longuement infusées s’impose alors comme une évidence et prend forme tel un souvenir revivifié sur la toile. Passé et présent s’entrelacent dans l’amorce d’un récit intime que Juliette Lemontey nous invite à poursuivre.

Avec le temps, c’est une galerie de portraits qui se dessine à l’atelier et les hommes y sont nombreux.

Il y a le père, ce premier homme, figure inconnue à jamais indéchiffrable. Juliette Lemontey l’aborde avec pudeur et ténacité pour illustrer le roman « Le nom du père » de Michèle Gazier. Quelques lignes au crayon, appuyées, concises, ébauchent son visage en gros plan. Les traits sont épurés à l’extrême, les contours des yeux et de la bouche sont inexistants ou à peine esquissés. Seul l’ovale du visage, le tracé d’une oreille et des cheveux, délimite un espace blanc énigmatique. Une page blanche où tout est à imaginer.

Il y a surtout « l’âme sœur » : celui qui parle au plus près du cœur de l’artiste et dont elle semble vouloir approcher l’essence d’un regard juste et aimant. Est-ce l’homme d’une vie ? Peu importe, il peut tout aussi bien être un inconnu aperçu l’espace d’un instant et recélant dans un simple geste, la saveur de l’éternité.  

Cet homme, Juliette Lemontey lui consacre de magnifiques toiles silencieuses. Sur les draps anciens que l’artiste utilise comme support, il semble émerger d’un doux sommeil, encore retiré en lui même dans ce moment indécis où le corps est souverain et l’esprit n’a pas encore repris ses droits. 

Pas de détails superflus, d’éléments de décor qui viendraient parasiter la composition. Les moyens mis en œuvre sont restreints, fusain noir, huile noire et brou de noix. La ligne noire cerne les volumes qui vibrent sous les lavis couleur chair. Seule la chevelure, masse compacte, d’un noir profond enserre le visage et l’ancre à la fois sur la toile et dans le tangible. 

Cadré de près, l’homme, en profil perdu ou de dos, s’offre et se dérobe à la fois. L’expression de son regard, de ses lèvres, est à peine ébauchée, l’individualité de son visage nous échappe. 

L’artiste peint la présence brute, charnelle, infiniment fragile, mystérieuse et précieuse. 

Amant ou non, jeune ou vieux, cet homme embellit nos vies de son existence secrète. 

Laure Boucomont

Directrice de l’association Fertile

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