Le visage en échappée

C’est avec pudeur et douceur que Juliette Lemontey se frotte à l’énigme du visage.

Plutôt que d’en cultiver la surenchère et de répondre mécaniquement à l’injonction des

industries de la singularité, Juliette préfère en capter ce qui, sans cesse, échappe aux regards

et à la loi des préjugés.

Ainsi ces portraits, tantôt faces ou masques, présentent les atours d’une individualité qui se

lit par les bords. La ligne qui cercle son contour et la masse de cheveux noirs sont les seules

coordonnées par lesquelles l’on pénètre son paysage. Délicatement brossée ou atténuée, la

zone « mur blanc-trou noir », dont Deleuze et Guattari avaient postulé « la machine

abstraire de visagéité », n’est plus, ou n’est pas encore… Avant que l’individu ne se présente

au monde, qu’il n’endosse l’identité dans laquelle la société le moule, il est une surface

d’inscription, mur blanc, dont la subjectivité perce par la force introspective d’un regard,

trous noirs. Chez Juliette Lemontey, le système mur blanc-trou noir s’est dissous. Le regard

est absent, les orifices du nez et de la bouche le sont aussi. Si le geste semble violent et les

visages comme absorbés dans le tourment d’une intériorité inquiète, le soin pris à effacer les

traits de la personne témoigne au contraire de la volonté de résister, tout du moins de ne

pas se perdre dans la publicité du sujet social. La carte du visage a évacué ses lignes, ses

creux, ses plis et ses reliefs. Il est à nouveau un territoire vierge à arpenter dans l’inconnu et

l’inattendu. Lisses et résumés à quelques indices sommaires, les visages se sont soustraits à

la machine de visagéité, ils se sont affranchis du morne face-à-face des subjectivités

signifiantes et des images connues. Le sujet a cédé sa place au territoire, le visage au

paysage.

Le mur est brisé et derrière les orbites de ces yeux noirs s’étend un monde inexploré, peuplé

de choses passées et futures, de contrées reculées, en tous points opposées aux codes et

aux instances de validation de nos sociétés occidentales. Alors l’on pourra déceler dans ses

peintures le mystère d’une atmosphère japonisante. Les contrastes entre les pleins et les

vides, le noir du charbon utilisé pour les touffes de cheveux et la couleur défraîchie des toiles

qui en figurent l’incarnat, feront échos aux paysages et estampes asiatiques, au « monde

flottant » de l’Ukiyo. Telle une invitation au voyage et au songe, sa peinture dévoile une

cartographie de l’ailleurs, une altération de la face qui vise l’altérité d’une rencontre.

Ainsi Juliette est attentive à ce qui fuit et se métamorphose, et ne saurait se risquer à fixer

les traits d’un personnage. Si une certaine mélancolie traverse ses toiles, ce ne sera pas pour

dénoncer la nostalgie d’une intimité écorchée, mais plutôt pour en saisir la fuite, l’exil

immobile qui habite, de manière diffuse, chacun d’entre nous.

Marion Zili

Art critic (AICA) | independent curator (C-E-A)

Octobre 2018

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