À drap le corps
Le point de départ est double. Une photographie, un instant capturé. Un drap, surface qui recueille
l’instant.
L’instant est furtif. Une tête se retourne, décline ; des cheveux glissent sur les côtés, surgit une nuque,
passe une main. Il y a là l’épure de la genèse d’une histoire, sans que l’on puisse [1] savoir si les mains
sur le visage cachent des larmes, abritent une méditation ou recueillent le sommeil ; si la tête ploie
sous le poids d’une peine ou tend la nuque pour recevoir un baiser ; si la confidence commence ou
vient d’être dite. Le geste demeure coincé dans sa polysémie et son sens est retenu par l’effacement
de l’expression sur le visage. La peinture ne nous impose rien. Dans ce silence résonnent des bruits
amortis, le froissement d’une étoffe où s’allonge un corps, l’effleurement de la peau par les lèvres,
l’écho imperceptible du murmure au creux de l’oreille.
Juliette Lemontey peint sur des draps glanés, apportés par des proches, comme autant de passeurs,
autant de mains à l’oeuvre. C’est là que va sourdre le corps, dans l’espace, vierge en apparence, de la
toile qui a vécu. Paradoxalement, l’apparition du corps intervient alors que disparaît le visage. Il nous
tourne le dos, se cache ou s’efface. Devant le visage dépourvu de ses composants, la perception lâche
prise et le spectateur se trouve face à ce qui est spécifiquement visage, avec ce qui ne s’y réduit pas [2].
Il n’est plus que peau, dans toute sa nudité, dans cette pauvreté essentielle [3] où se joue l’expérience
de l’altérité. Spontanément, le spectateur est mis face à un défi, celui de dessiner une expression
dans le vide, cette matière de la possibilité d’être [4]. Le visage vide est un miroir prêt à accueillir
le propre reflet du visage qui le regarde. L’assentiment, la joie, le désir, la tristesse, la terreur ou
l’incompréhension, ne sont-ils pas suscités par la parole, le geste ou le regard en vis-à-vis ?
Et l’interrogation sur la physionomie absente de se tourner en questionnement sur notre propre
attitude face à autrui.
À l’image de ce dénuement, le drap est le lieu du pur abandon. Il enveloppe le corps livré au sommeil,
à l’amour, à la maladie. Lorsque la peinture ne cherche pas à être virtuose l’accident peut devenir un
élément vertueux. Ainsi, les traces anciennes sont conservées dans le drap. De même, l’acte de
peinture se veut irrévocable : ce qui a été fait est fait. Juliette Lemontey ne remplace pas l’erreur mais
la replace. La toile ratée sera retournée, laissant transparaître la peinture noire comme une ombre
sur le dos d’un confident ; ou bien elle sera découpée, en morceaux collés sur une autre toile ou en
silhouettes enlacées disposées à même le mur. Ces techniques permettent l’avènement d’un surcroît
de présence, là où l’on pourrait craindre une désertion. Car il est essentiellement question de
présence dans la peinture de Juliette Lemontey. Une présence entourée d’une lumière paisible et
mélancolique qui ne permet plus de deviner, mais tout juste de reconnaître5.
Clara Pagnussatt
Critique d’art, commissaire d’exposition.
[1] Paul Klee, à propos de la ligne ; cité par M. Merleau-Ponty in L’oeil et l’esprit, 1960
[2] Emmanuel Lévinas Ethique et Infini 1982
[3] Emmanuel Lévinas (ibid.)
[4] Gaston Bachelard La poétique de l’espace, 1957
[5] Stefan Zweig L’amour d’Erika Ewald, 1904