… Et alors ils se virent nus

« il y a ici un portail gothique que je commence à trouver admirable, le porche de Saint-Trophime. Mais il est si cruel, si monstrueux, comme un cauchemar chinois, que même ce magnifique exemple d'un style si grandiose me semble appartenir à un autre monde » Vincent Van Gogh mars 1888. 

Par-delà ce portail furieusement ouvragé où la chair de calcaire des saints tremble sous le regard des fauves et le grand soleil d’Arles, une œuvre de la peintre Juliette Lemontey s'est posée telle une seconde peau sur un mur du cloître. Entre la fresque et le tableau, les fragments de toile juxtaposés, épiderme contre épiderme, dialoguent avec ce lieu consacré au premier corps qui s'est abandonné dans la promesse de l'extase du salut. 

Dessinés à même le lin brut, d'autres corps, de femmes, d’hommes et d’animaux, surgissent, s’imposent subtils et nous parle de nous, de l'intensité de notre présence au monde et de son insoutenable fragilité. Ils luttent, ils s’enlacent et s’étreignent, ils dansent et enfin s’envolent sans plus se retourner. Juliette Lemontey peint le souffle qui les anime, l'intervalle entre les peaux pour dire l’impossible histoire de l'origine et le commencement toujours; commencement incommensurable de l'amour et commencement infime de la fin de l'amour. Entre les deux infinis, c'est la danse du désir qui emporte les personnages de cette vanité contemporaine.

Respire post te   hominem te esse memento   Memento vivere

Regarde derrière toi, souviens-toi que tu es humain, n'oublie pas de vivre semble nous dire ces visages aux traits à peine esquissés et qui sont les nôtres. Cette farandole fait écho aux danses macabres qui apparaissent sur les parois des églises à l'époque où s’édifie le sublime cloître de Saint-Trophime. Dans la férocité de la guerre de cent ans, au XIVe siècle, une immense nuit d'effroi s’abat sur les visages et les âmes. Elle a couleur de peste et le vacarme de l'acier des combats, elle allume ses brasiers ardents comme autant de rictus qui déchirent les villes et les campagnes. 

Loin de l'idéal de la perfection formelle et des figures hiératiques des vierges et des saints, étincelants et poudrés d’or, la danse macabre fait son apparition. C'est un renouveau du portrait, un miroir de vérité où chacune et chacun est appelé à se reconnaître dans ces êtres que les squelettes virevoltant saisissent par la main. Une nouvelle histoire s'écrit à l'ironie grinçante et à l'implacable lucidité. Il ne s'agit plus de rappeler la chute des premiers amants ou de faire raisonner l'enthousiasme des béatitudes à venir. C'est un message direct pour le croyant comme l'infidèle et un manifeste pour l’égalité: l’humble et le puissant, le paysan et le noble, jeune ou vieux, tous semblables face à la finitude qui à tout moment peut s'annoncer. Ingmar Bergman met en scène la macabre gigue à la fin du Septième sceau, c'est la sarabande convulsive des fêtards de La Ronde de Max Ophuls, et plus près de nous le saisissant autoportrait du photographe Denis Roche qui marche vers le squelette dessiné à l'arrière de la cathédrale de Cologne sans savoir quand se déclenchera l'appareil auquel il tourne le dos. 

C'est la même humanité, disparate et identique, que nous offre Juliette Lemontey. À côté des personnages peints spécialement pour cette exposition, d'autres ont été découpés dans des tableaux qui n’auront pas vu le jour conservé parfois pendant des années, et qui désormais prennent vie dans cette mosaïque de toile. Regarder encore ces visages, drapés de nudité, entre la perte du vêtement de grâce et l'éclosion du vêtement de peau, et laissez les vous accompagner.

Alexis Chiari-septembre 2025

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